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Dans la partie 1, nous avons exploré les cadres législatifs antérieurs à la PAC et le droit de préemption dans la vente de terres agricoles. Maintenant, dans la deuxième partie, nous examinerons comment la France et l’Allemagne disposent de leviers pour adapter les politiques foncières aux réalités régionales et locales.
Après les politiques publiques régionales, nous examinerons le travail de Terre de Liens en France et de Regionalwert-AG en Allemagne, œuvrant pour que des terrains agricoles soient disponibles pour les nouveaux entrants et le renouvellement agricole dans chacun de ces deux grands pays d’Europe.
Une analyse de Marie-Lise Breure Montagne, du projet Rural Resilience, avec de chaleureux remerciements pour Magali Bardou (Fonction Publique Territoriale) et Coline Sovran (Terre de Liens) pour leurs relectures, commentaires et contributions.
Le niveau Lander Allemand / Région française : autonome & pertinent pour adapter la politique foncière aux réalités locales ?
Le niveau régional est essentiel dès lors que l’on s’intéresse aux politiques européennes. Les 16 Landers allemands sont grosso modo l’équivalent des Régions administratives françaises (13 dans l’hexagone, depuis la loi NOTRe). Au demeurant, le fédéralisme allemand ne fonctionne pas, dans le détail, comme la République française, où l’homogénéité des droits est le principe fondateur.
La politique foncière de chacun des deux pays est pré-déterminée notamment par le droit successoral, de génération en génération : « En Allemagne, aucun usage ou droit homogène en matière de succession pour les patrimoines agricoles n’a vu le jour au fil des siècles ». L’accaparement des terres dans les Lander de l’Est à la fin du siècle dernier a été facilité par ce paramètre historique : « Les régions orientales de l’Allemagne sont traditionnellement des régions de droit d’aînesse ou de transmission sans division grâce à l’usage d’un héritier principal (Anerbengebiete), par opposition aux régions de partage égalitaire (Realteilungsgebiete), caractérisant plutôt le Sud de l’Allemagne et où le droit successoral a morcelé le foncier agricole ».
Jusqu’à la réforme (fédérale) de 2007, le gouvernement fédéral avait la compétence législative en matière de transactions immobilières, d’établissements ruraux, de baux ruraux et d’aménagement foncier. Depuis, les lois fédérales restent en vigueur jusqu’à ce qu’elles soient remplacées par les lois des Länder : à eux de prendre l’initiative. Seul le Bade-Wurtemberg a fait rapidement l’usage de sa nouvelle compétence. La « Loi sur l’amélioration des structures agricoles » a été adoptée en 2010 dans ce Lander.
En théorie, la France ne reconnaît plus le droit d’aînesse, depuis la mise en place du Code civil de 1804. Dans le nord de la France, cette répartition égalitaire s’est opérée, ce qui a conduit à un morcellement important de la propriété privée. Dans le sud-ouest, on a continué à exercer, en pratique, un certain droit d’aînesse : dont “le cas basque de l’aînesse intégrale sans distinction entre les sexes […] unique dans le Sud de la France”.
Entre les deux guerres mondiales, un tournant en matière de droit successoral agricole, s’opère sous le Front populaire. « Prolongeant la loi du 7 février 1938, le décret-loi du 17 juin 1938 consacre le droit de tout héritier habitant et travaillant une exploitation familiale d’en obtenir l’attribution sans partage moyennant compensation aux co-héritiers » (G. DUBY & A. WALLON, 1987). La loi du 20 juillet 1940, puis celle du 15 janvier 1943 codifient et complètent cette législation successorale de 1938. Au droit de propriété (égal pour tous les co-héritiers, dans une République dite égalitaire) s’interpose le droit d’exploiter.
Parce qu’en France comme ailleurs, l’héritage n’est pas le seul moyen pour s’installer comme agriculteur et se développer dans le métier : depuis la grande loi d’orientation agricole de 1960, le contrôle des structures (comprenez : le contrôle de l’élargissement des structures) fait partie des instruments qui sont censé garantir l’accès à la terre pour les agriculteurs installés, les jeunes agriculteurs, y compris les jeunes sans terre désireux de se lancer dans l’agriculture (les plus nombreux aujourd’hui).
Aujourd’hui le principal outil stratégique pour arbitrer entre ces différents cas de figure (agrandissement vs installation) sont les SDREA (Schéma Directeur Régional des Exploitations Agricoles), soit un par région (depuis la loi de 2014). Ils sont en principe chargés de fixer les critères permettant de départager les demandes concurrentes, et sensés privilégier les installations. Auparavant ce schéma était élaboré au niveau départemental. La mise en œuvre des orientations du SDREA se fait toujours au sein de Commissions départementales (CDOA) qui examinent certains projets d’agrandissement ou d’installation (certaines collectivités territoriales siègent dans cette instance de concertation). Un chercheur de l’INRAE Alain GUERINGER expliquait en 2020 que « les réformes successives de la PAC induisant de nouvelles stratégies foncières de la part des exploitants, cette politique des structures [SDREA / CDOA] a évolué et sa dimension foncière a progressivement perdu en importance : des critères économiques ont progressivement remplacé les critères fonciers, la régulation de la redistribution des moyens de production a évolué vers une régulation de la redistribution des droits à produire et à primes [à l’hectare] ». Lors de la première fournée des SDREA, ce chercheur de l’INRAE indiquait que « les schémas ont été réécrits à l’échelle régionale, avec pour consigne d’intégrer les nouveaux enjeux agricoles (agroécologie, etc.) » (2016). A de rares exceptions près, maintenant que l’on en est à la deuxième mouture de SDREA (tous révisés avant la validation du PSN CAP 2023-2027) : ce n’est pas flagrant ! Même en regardant les SDREA des trois régions françaises, aujourd’hui réputées comme les plus dynamiques en matière d’installation d’agriculteurs : Normandie – Nouvelle Aquitaine – Occitanie : la manière dont y est traduite l’esprit de la loi sur les SDREA qui « imposait la prise en compte de critères agri-environnementaux dans l’établissement des règles de priorités à la reprise de foncier » est ténue, voire anecdotique (si l’on se place à l’aune des enjeux climatiques, sociaux et environnementaux).
2023 étant une année de préparation d’une nouvelle loi d’orientation agricole (une tous les 10 ans environ) : TERRE DE LIENS a défini parmi les mesures prioritaires de “[re]fixer un cadre commun au Schéma Directeur Régional des Exploitations Agricoles (SDREA) avec comme objectifs prioritaires l’installation (critères cumulatifs): des personnes qui s’installent en deçà de la surface moyenne départementale/régionale par actif, des personnes qui s’agrandissent en deçà de la moyenne départementale, des personnes qui s’installent dans une limite de taille (seuil des structures), des personnes qui s’installent en agriculture biologique et plus largement en agroécologie, des femmes, d’espace-test agricoles”.
L’initiative citoyenne : au secours des politiques foncières, devenues parfois anachroniques
Bien qu’il ne s’attaque pas la politique foncière : “La législation-cadre de l’UE sur les systèmes alimentaires durables (SFS) est une occasion unique d’amorcer un changement historique vers un système alimentaire européen durable qui, en fin de compte, assure également l’équité en matière de santé et de protection sociale.” (Food Coalition Report, 2023) : sûreté des approvisionnements alimentaires, santé et équité sociale, trois finalités auxquelles sont sensibles une majorité de citoyens européens.
En revanche, il est plus difficile de leur expliquer la teneur des politiques foncières nationales, à forte complexité juridique (cf supra), essentielles à la mise en œuvre de la SFS. Les initiatives locales visant à rendre intelligible ce maquis réglementaire du foncier, en vue de limiter la baisse de démographie agricole, sont mises en avant, d’abord auprès des élus locaux : Elus du territoire – Favoriser la Transmission Installation agricoles (calameo.com). Autre exemple d’information des élus français : le réseau RECOLTE, animé par Terre de Liens et l’INRAE, avec des fiches exemples d’action foncière mise en œuvre par des collectivités, et aussi des séminaires aux échelles régionales, nationales et européenne.
Autre moyen de stimuler la prise de conscience autour de la question fondamentale du foncier agricole : les foncières citoyennes Terres de Liens en France et Regionalwert-AG en Allemagne, soit chacun des deux pays préalablement décrits : nous illustrons ainsi comment les citoyens, proches du monde agricole ou non, retrouvent leur place dans ce chantier sociétal.
En France, en 2023, l’association Loi 1901 Terre de Liens fête ses 20 ans. Présente dans les différentes régions françaises, elle œuvre également au niveau européen dans la plateforme ACCESS TO LAND (www.accesstoland.eu). Les fermes TERRE DE LIENS sont la propriété de citoyens épargnants (sous forme de prise de participation dans la foncière TERRE DE LIENS). Actrice incontournable de la transition agroécologique en France, l’association octroie des BRE (Bail Rural à clauses Environnementales) à ses nouveaux installés : avec ce type de fermage, la condition d’installation est de s’engager à créer et gérer une exploitation en agriculture biologique avec certification. L’une des plus-values de TERRE DE LIENS a été notamment de constituer des fermes exploitables (en fermage) à partir de friches communales, et faire revenir des terres vers l’exploitation agricole. Au global, ce sont 9000 ha qui sont ainsi sanctuarisés pour du fermage (avec l’installation de profils de paysans que les dispositifs décrits plus haut privilégient peu voire jamais), soit environ 300 fermes, propriétés de TERRE DE LIENS et mises en valeur par plus de 650 paysans autonomes.
Des actions de sensibilisation (ARDEAR : Association régionale pour le développement de l’emploi agricole et rural / TERRE DE LIENS) à l’échelle communale, dans le cadre de projets alimentaires territoriaux, s’appuient sur l’histoire agricole du territoire : hier / aujourd’hui / demain -pour dépasser les divergences de vue. Il s’agit aussi d’apprendre aux citoyens à observer le paysage, mémoire vivante de l’histoire rurale.
L’une des objections entendues vis-à-vis de ce dispositif citoyen d’accès à la terre agricole : « vos fermiers à TERRE DE LIENS ne pourront compléter leur retraite avec le produit de la vente de leurs terres ! ». En réponse : compte tenu de leur profil (souvent des NIMA), ils vont déployer d’autres stratégies que celle des agriculteurs au profil classique. Et il s’agit du principe structurant chez TERRE DE LIENS : retirer du marché foncier des terres, pour les sanctuariser et les améliorer avec des pratiques agroécologiques ; “pour de l’agriculture biologique et territoriale, mises en valeur par des paysans autonomes”.
Enfin, et peut-être surtout (vu les ordres de grandeur) : TERRES DE LIENS cible aussi la masse des propriétaires de foncier agricole non exploitants (très nombreux, j’en fais partie !). Avec son Guide de la propriété foncière agricole responsable – Centre de Ressources – Terre de liens : l’association, soutenue par des fonds du ministère de l’agriculture CASDAR, cible les petits co-propriétaires non exploitants. Ces acteurs peuvent, vu leur nombre, mettre un coup d’arrêt à l’accaparement des terres par quelques sociétés à capitaux ouverts, en holding. Accaparement qui passerait sous les radars d’une politique foncière conçue dans les années 60. Que doivent-ils faire ? Rester le plus passif possible : ne pas vendre, ne pas espérer des rentrées d’argent de ces terres, accepter des loyers symboliques (dans mon cas : 50 €/an/co-propriétaire). Résister à la pression : “les fermages, ça ne vous rapportera rien”. Bien choisir les fermiers, à l’aune de leurs pratiques, ce qui constitue une bonne action pour la transition agro-écologique ! 50% des agriculteurs en France sont à la fois propriétaires et fermiers : la future loi d’orientation soumise au parlement français à la fin 2023 prévoit diverses mesures incitatives pour cette myriade d’acteurs du foncier agricole : affaire à suivre.
En Allemagne, avec une forme statutaire différente, la première Regionalwert-AG a été fondée en 2006 à Eichstetten am Kaiserstuhl pour le district administratif de Fribourg par le jardinier et agriculteur Christian Hiß. Des sociétés anonymes régionales sont également apparues dans les régions de Munich, Hambourg, Rhénanie (depuis 2017) et Berlin-Brandebourg. Un groupe de travail citoyen dans la région Rhin-Main est inspiré par Regionalwert AG.
Le modèle économique de Regionalwert AG est l’agriculture vivrière. Néanmoins, l’initiateur Christian Hiß ne veut pas revenir à des fermes individuelles et autosuffisantes, mais plutôt opérer à la maille de « régions » (au sens allemand : territoire de vie, autour des villes) qui produisent de quoi subvenir à leurs propres besoins alimentaires. L’objectif est de réunir les producteurs à différents stades des secteurs alimentaires, avec les consommateurs et les actionnaires de la société par actions citoyenne. La finalité est d’accroître la souveraineté alimentaire locale (telle que définie par la VIA CAMPESINA). “Du champ à la part sociale” (from field to the share), tel est le slogan qui fait écho, en clin d’oeil, à la stratégie européenne “De la ferme à l’assiette”: “Avec notre prise de participation citoyenne, vous soutenez les fermes durables dans votre région. Derrière eux, il y a des gens qui travaillent chaque jour pour un avenir digne d’être vécu. Ce sont eux qui nous donnent une agriculture écologique, socialement renforcée et tournée vers l’avenir avec une production régionale et cela à votre porte. Si vous soutenez ces personnes dans leurs projets, leurs visions et leur travail de pionnier inlassable, alors devenez actionnaire. Devenez actionnaire et investissez dans votre région”. (source : 22 KEH Infoflyer (regionalwert-ag.de)
En conclusion :
“Sans une politique foncière agricole de l’UE, il ne sera pas possible de mettre en œuvre le pacte vert, la stratégie en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030, la stratégie « De la ferme à la table », la politique de cohésion territoriale ou la vision à long terme pour les zones rurales”, énonce la “Proposition de directive foncière” de VIA CAMPESINA (§ 24).
Notre article en deux parties s’attache à y apporter des éléments de faisabilité, en se fondant sur l’observation des politiques foncières de deux grands pays (soit près du tiers de la population européenne), telles qu’elles se déploient depuis … bien avant l’arrivée de la PAC.
Ces deux pays ayant pour point commun de disposer dans leurs textes du droit de préemption, « vue par les autres pays européens comme un véritable point fort de la réglementation française » [et allemande aussi !], l’analyse de cet instrument sur le temps long montre qu’il a assez mal résisté aux contre feux, et a été réduit à mesure que l’agriculture française était sommée de s’adapter à la PAC et sa logique dominante, l’expansion en taille des exploitations. Un autre outil important de régulation du marché, au moins en France, associé à la préemption, est la possibilité pour la SAFER d’intervenir en révision de prix (si le prix demandé par le vendeur est jugé excessif par rapport au marché local). Un outil puissant de régulation qui a permis de maintenir le prix du foncier relativement bas par rapport aux autres pays européens (6100€/ha en moyenne en 2022).
Sur le temps long, « la rivalité durable entre deux modèles agraires, la petite exploitation et la grande exploitation » reste palpable : la logique d’agrandissement des exploitations induite par la PAC et son pilier 1 domine. Jusqu’à créer des monstres : des exploitations tellement grandes et chères qu’elles sont « devenues intransmissibles ». De fait, la recommandation du Parlement en 2017 de donner « la priorité aux agriculteurs locaux à petite et moyenne échelle ainsi qu’aux nouveaux et jeunes agriculteurs » reste parfois lettre morte. S’est installé l’accaparement progressif de la ressource foncière par des investisseurs en partie extérieurs au monde agricole. Même dans un pays bien administré comme la France, la machine statistique est incapable de décrire et caractériser le profil des détenteurs de parts dans les sociétés agricoles à capitaux ouverts. Les recensements agricoles ayant détourné le regard de ce fait majeur depuis le début de ce siècle.
Pour ces raisons et quelques autres, la critique se fait de plus en plus dure sur la PAC : notamment lors la bataille qu’il a fallu mener pour asseoir le plafonnement des paiements directs (pour les montants supérieurs à 100 000 euros par exploitation) au cours de la période de programmation 2023-2027 : « [Les Pays opposés] avancent qu’une telle décision aurait une incidence sur la viabilité des grandes exploitations en limitant le soutien à l’investissement. En réalité, cette mesure viendrait tarir « la vache à lait » que constitue la PAC pour les grandes fortunes détenues par les oligarques au pouvoir en Europe centrale » (2019). La PAC est une politique agricole qui reste aussi, mais sans l’afficher, une politique agraire bien peu sociale !
A mesure que la menace climatique et démographique se précise, la liste des outils préconisés par le parlement européen en 2017 : « déjà appliqués au sein de l’Union tels que le droit de préemption, le plafonnement des surfaces, la constitution de réserves foncières publiques », peut s’allonger : les foncières régionales (un jour co-financées par un pilier 2 de la PAC sur vitaminé ?), les foncières citoyennes, les instruments incitatifs pour les petits propriétaires « offrant » leurs terres en fermage, les dispositifs de rapprochement entre les cédants et les porteurs de projets agricoles alternatifs etc…
De 2023 à 2024, pour la deuxième phase du projet « Rural Resilience », nous portons le regard au-delà de la France, vers l’Allemagne, et d’autres pays européens. Tous ensemble pour un fort impact : cohérence entre politiques publiques dans les zones rurales.
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